Portrait du directeur : Bruno Bézard
Cet homme murmure aux oreilles de François Hollande
Remarqué pour sa droiture lors de l’arbitrage Tapie ou de l’affaire Cahuzac, Bruno Bézard pilote les négociations à Bruxelles.
C’est l’homme qui murmure aux oreilles de François Hollande et de Michel Sapin lors des sommets européens. Le pompier technicien qui dessine les plans anti-incendie de la France lorsque le feu couve dans la zone euro. Avec le souci du détail, plus que des effets de manches. Une rationalité froide et intraitable qui laisse peu de place à l’affect des relations personnelles. Le 16 février, dans le secret des négociations entre directeurs du Trésor européens, quelques heures avant la réunion des ministres à Bruxelles, Bruno Bézard soumettait encore son homologue grec à une série de questions précises. « Alors que les représentants des autres pays accablaient le haut fonctionnaire grec et l’irresponsabilité supposée de son gouvernement, lui l’a interrogé sur les déclarations du nouveau Premier ministre Alexis Tsipras, sur la réforme du marché du travail, le blocage des privatisations, la lutte contre la fraude fiscale », témoigne un participant.
Bruno Bézard. Stéphane Lagoutte / Challenges
Grand bosseur
Comme il l’a toujours fait, Bruno Bézard attaque les dossiers sur le fond. Et ce n’est pas au moment où il plonge dans le grand bain de la diplomatie européenne qu’il va changer de méthode. La veille des réunions, il préfère bûcher ses interventions jusque tard dans sa chambre d’hôtel – au besoin en conférence téléphonique avec ses collaborateurs –, plutôt que prendre des bières avec les autres deputies. Son agenda lui laisse d’ailleurs peu de répit. Un jour à Berlin pour vanter les mérites de la loi Macron auprès des parlementaires allemands, le lendemain à Bruxelles pour détailler les efforts budgétaires de la France, le jour suivant à Istanbul pour la réunion du G 20 sur la croissance…
« Mon agenda ne dépend pratiquement pas de moi, reconnaît celui qui a fait reporter une demi-douzaine de fois son rendez-vous avec Challenges. Il dépend beaucoup des ministres, des réunions internationales… » « Concentre-toi sur les deux ou trois sujets majeurs et délègue le reste », lui a conseillé Xavier Musca, l’un de ses prédécesseurs, à l’occasion d’un déjeuner. « Le job de directeur du Trésor, c’est parler savamment de sujets qu’on ne comprend pas, devant des gens qu’on ne connaît pas, dans une langue qu’on ne maîtrise pas », plaisantait volontiers son aîné Jean-Pierre Jouyet, aujourd’hui secrétaire général de l’Elysée.
Aucune complaisance
Ce job, l’un des plus prestigieux de la République, Bruno Bézard, 51 ans, sans enfants, en rêve depuis très longtemps. Polytechnicien, major de la promotion Montaigne de l’ENA, inspecteur des finances, il avait confié à quelques camarades ses ambitions dès ses premiers pas à Bercy. Travailleur acharné – « le genre qui a hâte du week-end pour rattraper le retard de la semaine », sourit un ancien subordonné –, il est resté dans l’administration sous Chirac et Sarkozy, même si son passage à Matignon auprès de Lionel Jospin risquait de freiner sa carrière. « Il est profondément attaché au service public », atteste Olivier Schrameck, président du CSA et ancien bras droit de Jospin.
Après la défaite de la gauche en 2002, il rejoint le service qui gère les participations de l’Etat dans les entreprises publiques. Il y pilote le sauvetage de France Télécom, en quasi faillite après l’explosion de la bulle Internet. A 39 ans, l’inspecteur des finances Bézard ne montrera aucune complaisance pour Michel Bon, autre inspecteur des finances et patron de l’opérateur téléphonique. Pas plus qu’il ne cédera quelques années plus tard sous les assauts de l’establishment financier et d’un éminent membre de l’Inspection, Michel Pébereau, patron de BNP Paribas, opposés à la création de La Banque postale, accusée de concurrence déloyale. « A force d’obstination, il a retourné un à un les technocrates de la Commission européenne qui étaient abreuvés d’argumentaires du lobby bancaire », raconte Patrick Werner, ancien directeur général délégué de La Poste, qui se souvient aussi des gaufres qu’engloutissait son négociateur de choc en fin de journée dans le Thalys.
Caractère bien trempé
Intransigeant, Bruno Bézard l’est avec tout le monde. Des plus grands patrons jusqu’à son assistante, en passant par… les ministres. Ce caractère trempé lui a fermé quelques portes. Le ministre Thierry Breton a traîné de longs mois avant de lui confier les rênes de l’Agence des participations de l’Etat en 2007. Au lendemain de l’élection de François Hollande, alors qu’il recevait des dizaines de CV de personnes persuadées qu’il commanderait des équipes de conseillers à Bercy, Matignon ou l’Elysée, il est nommé à la direction générale des finances publiques.
La plus grosse direction du ministère des Finances, certes, avec 115.000 fonctionnaires, mais une place bien moins enthousiasmante pour cet amateur de gestion de crise que la vie trépidante des cabinets ministériels. « Pierre Moscovici a opté pour un directeur de cabinet plus docile et plus calme, confie un haut fonctionnaire du Trésor. Ç’a été une baffe pour lui. »
Hasard de la vie politique, quatre mois après avoir pris les commandes de l’administration fiscale, il est confronté à l’affaire Cahuzac. Le 4 décembre 2012, Mediapart révèle que le ministre du Budget a possédé un compte bancaire non déclaré en Suisse, et détiendrait encore des fonds dans un paradis fiscal asiatique. Consternation et incrédulité de la classe politique et des médias. L’intéressé dément solennellement dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale. Le Canard enchaîné y voit la vengeance d’une épouse bafouée et écrit : « Vivement les preuves ».
Sang-froid à toute épreuve
Au huitième étage du bâtiment Colbert de Bercy, le nouveau patron des impôts ne prend pas du tout le sujet à la légère. Il annule tous ses rendez-vous et rédige une note interdisant au ministre l’accès aux informations touchant à ce dossier. Le 14 décembre, il s’assure que la direction régionale des impôts d’Ile-de-France adresse au contribuable Cahuzac le « formulaire 754 » lui enjoignant de signaler tout compte à l’étranger.
Mi-janvier, il suggère à Pierre Moscovici d’appeler la ministre des Finances suisse pour garantir la bonne coopération des autorités helvètes. « Ma vie en général, et ma carrière au service de l’Etat m’ont appris que l’impensable ne peut jamais être totalement exclu, si choquant soit-il », déclarera-t-il quelques mois plus tard devant les députés. Avant de glisser que le ministre Cahuzac – son « supérieur hiérarchique direct » – avait tenté au moins une fois de lui soutirer des renseignements sur la procédure en cours. « Il a fait preuve d’un sang-froid exemplaire, estime le ministre des Finances Michel Sapin. Sa rigueur et sa raideur ont permis d’éviter que le scandale n’éclabousse toute l’administration fiscale. »
Résister, dire non au ministre, défendre son point de vue jusqu’au bout. C’est presque un devoir pour le fonctionnaire Bézard, lunettes carrées et coupe en brosse. En 2007, il a été l’un des rares à s’opposer au fameux arbitrage Tapie, qui a permis à l’homme d’affaires en litige avec le Crédit lyonnais d’empocher 403 millions d’euros. « Contraire aux intérêts de l’Etat », avait-il écrit à Thierry Breton dès février 2007. « Je ne peux que déconseiller au ministre de s’engager dans la voie d’un arbitrage », avait-il répété à Christine Lagarde en août. A qui il détaillait aussi « les possibilités de recours en annulation » une semaine après la sentence.
« Sa position était d’autant plus courageuse que, sous Sarkozy, tout l’appareil d’Etat poussait dans le sens d’un arbitrage », relève un ancien des Finances. Bernard Tapie multipliait les rendez-vous à l’Elysée avec Claude Guéant et François Pérol. Stéphane Richard, directeur de cabinet de Christine Lagarde, avait « clairement indiqué que la position des pouvoirs publics était l’arbitrage », affirmera Bruno Bézard en 2013 à la barre de la Cour de justice de la République. Une décision remise en cause par la cour d’appel de Paris le 17 février pour défaut d’impartialité d’un des arbitres…
Intraitable avec ses troupes
Ce n’est pas un hasard si, chaque année, Bruno Bézard accueille les jeunes énarques qui arrivent à Bercy avec cette recommandation : « Ecrivez ce que vous pensez, pas ce que vous pensez qui fera plaisir au ministre. » Un message qu’il a répété lors de ses vœux au personnel du Trésor. « Un haut fonctionnaire doit avoir une colonne vertébrale et dire ce qu’il pense honnêtement à son ministre, explique ce colosse d’1,88 mètre au physique de pilier de rugby. La contrepartie, c’est une loyauté impeccable dans la mise en œuvre des décisions. »
Une haute idée du service public qui le pousse à être ultra-exigeant avec ses troupes, et cassant avec ceux qu’il suspecte de manquer de professionnalisme. Chaque vendredi à 14 heures, il veut trouver sur sa table toutes les notes préparatoires à ses rendez-vous de la semaine suivante. Et n’hésite pas à rappeler leurs auteurs le soir ou le week-end. Dans son bureau, il a accroché un panneau avec les phrases à ne jamais prononcer, sous peine d’amende. « Il y a un problème : 5 euros. Ce n’est pas possible : 10 euros. On a toujours fait comme ça : 20 euros. » Certaines de ses gueulantes sont restées dans les mémoires, comme le jour où son staff l’avait aiguillé sur Roissy, alors que son avion décollait d’Orly.
A Bercy, ses manies lui ont taillé une solide réputation. Arrivé à la tête du Trésor, il a fait des pieds et des mains pour conserver son chauffeur, et il a fallu lui commander une poubelle plus grande que celle dont se contentait son prédécesseur. A la DGFIP, il avait passé la consigne de ne pas parler fort ni de courir près de son bureau, et exigeait une corbeille de fruits frais tous les matins. « C’est anecdotique, mais ces caprices d’enfant gâté font tiquer dans la maison », soupire un syndicaliste.
Rien ne prédestinait ce fils d’un contremaître et d’une secrétaire médicale au luxe des palais de la République. Premier de sa famille à décrocher le bac, il n’avait jamais entendu parler de Polytechnique avant que sa prof de maths sup du lycée de Tours ne lui conseille de présenter le concours. Pur produit de la méritocratie, il a découvert les codes et l’entre-soi de l’élite à l’ENA au contact d’Alexandre de Juniac, Denis Olivennes ou Nicolas Dufourcq, devenus patrons d’Air France, d’Europe 1 et de Bpifrance. « Même si ses résultats l’apparentaient à un « maître de conf bis », il ne jouait pas les stars et n’entrait pas dans les logiques de réseau qu’avaient déjà certains », se souvient son ami Alain Quinet, directeur général délégué de SNCF Réseau (ex-Réseau ferré de France).
En quête d’idées nouvelles
Encore aujourd’hui, le directeur du Trésor déteste qu’on lui recommande le « fils ou la fille de ». « Je suis favorable à une société qui bouge. L’égalité des chances, condition de la cohésion sociale, n’est pas incompatible avec la récompense du succès », résume-t-il. En janvier, il a convié Thomas Piketty au raout annuel de la direction du Trésor, histoire que les idées de l’auteur du Capital au xxie siècle infusent jusque dans les esprits de Bercy. « L’un de nos défis est de ne pas rester le nez dans le guidon, d’être ouverts aux idées nouvelles, poursuit ce polyglotte qui a appris le chinois en un temps record. Car le jour où le Trésor ne sera plus une usine à propositions, il faudra le fermer. » Bosser, toujours bosser.
Source : http://www.challenges.fr-economie / Publié le 08-03-2015
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DG TRÉSOR : ÉTATS D’ÂME EN INTERNE
Contrastant avec le management participatif de son prédécesseur Ramon Fernandez, Bruno Bézard, directeur général du Trésor, exerce une férule plus directive de la maison, plus en ligne avec une conception centralisée.
Le nouveau directeur a dû en outre s’adapter aux nouvelles dimensions de négociations internationales du poste.
Autres facteurs, structurels, de ce climat tendu : les difficultés accrues de tracer une carrière dans la direction (engorgement à l’entrée comme aux plus hauts postes, anciens du Trésor sans affectation après leurs fonctions de cabinet, tel Julien Rencki), sans compter les obstacles aux passages dans le privé (commission de déontologie).
Enfin, deux éléments, plus conjoncturels, jouent : le rôle grandissant du Quai d’Orsay sur une partie des activités du Trésor et la « concurrence » Macron-Sapin sur cette administration.
Source : lalettredelexpansion.com/ – 23/02/2015 / Affaires publiques